Dossier : Silent Hill 3 et l’Art de Jérôme Bosch

Jérôme Bosch et Silent Hill :

Que ce soit au Moyen Âge, avec son lot de sorcières et de charlatans, ou six siècles plus tard avec les virus et le calendrier maya, l’homme a peur et semble aimer ça. Nombreux sont ceux qui se sont délectés devant l’horreur d’un tableau de Bosch ou d’un épisode de Silent Hill. 

Jérôme Bosch (1474-1516) est un peintre originaire des Pays-Bas, dont l’art appartient à la tradition médiévale. La fin du XVe siècle est une période de déclin et de troubles. Visionnaire, Bosch recueille les peurs d’une époque fascinante, combinaison complexe de superstitions et d’élans mystiques. Ses œuvres suscitent toujours de nombreuses interrogations. 

Quelques siècles plus tard, la série Silent Hill prend vie dans les locaux de Konami, au Japon. Le premier épisode sort sur PlayStation en 1999. Fort de son premier succès, la série connaît de beaux jours, puisque l’équipe japonaise sort trois nouveaux épisodes à l’aube du siècle suivant. À l’instar de Bosch, Silent Hill révolutionne son genre et son époque en offrant une dimension plus psychologique de l’horreur. 

Entre Eden et enfer : 

Jérôme Bosch compose de vastes triptyques dans lesquels le réel côtoie le merveilleux et le démoniaque. Le Jardin des délices est l’une de ses œuvres les plus remarquées. Situé entre l’Éden et l’Enfer, le panneau central montre des hommes et des femmes nus sur une colline, goûtant d’énormes fruits rouges. Insouciants, ils se mêlent aux animaux et jouissent sans aucune pudeur de tous les plaisirs terrestres. 

Dans Silent Hill 3, pour la première et unique fois de la série, le joueur incarne une jeune femme, Heather. Bien qu’elle ne se nomme pas Ève, elle semble en posséder quelques traits comme l’innocence et la fragilité. Difficile donc de l’imaginer pointer une arme sur quiconque. Pourtant, un terrible drame va bouleverser son quotidien, la poussant inéluctablement vers le péché de la colère et même pire. 

Martyre et sept péchés capitaux : 

Les Sept Péchés capitaux constitue l’une des premières commandes de la confrérie Notre-Dame, groupe religieux auquel appartenait Bosch. Ce tableau, de forme circulaire, correspond à une roue représentant l’omniprésence des péchés dans le monde. Sa surface est découpée en sept tranches, sept scènes qui illustrent chacune un des vices de la société : la gourmandise, la paresse, l’avarice, la colère, la jalousie, l’orgueil et la luxure. Au centre, se trouve « Jésus » montrant ses plaies à qui veut bien les regarder. 

Dans Silent Hill 3, Heather joue le rôle de martyre. En effet, l’adolescente est jetée dans un monde infesté par le mal, au cœur d’un conflit dont elle ne comprend ni les tenants ni les aboutissants. Puis, accaparée par son désir de vengeance, elle devient victime du péché de la colère qui la pousse à suivre cette route infernale. Elle s’enferme ainsi dans le cauchemar de Silent Hill, aveuglée par la haine qui grandit en elle.

Folie et dérive : 

La démence est un thème fort pour Jérôme Bosch et ses contemporains. Un des textes marquants de son époque est La Nef des fous. Son auteur, Sebastian Brandt, affirme que « Le monde entier vit dans une nuit noire et persiste aveuglément dans son état de péché alors que les rues grouillent de fous. ». Dans le tableau du même nom, Bosch peint un groupe de religieux dans une embarcation à la dérive, allégorie des vices d’une société malade. 

La folie est aussi au cœur de Silent Hill 3. Dans la crainte de cette fin du monde qui approche, les rares habitants fondent un sombre groupuscule appelé «l’Ordre». Ce cercle d’hérétiques se rassemble autour de la croyance en l’arrivée d’un nouveau dieu salvateur du genre humain. Claudia Wolf, une femme sombre et puissante, est à la tête de ce rassemblement et en tire les ficelles. En effet, c’est elle qui contrôle la pauvre Heather pour parvenir à ses fins : faire naître un nouveau dieu qui sauvera l’humanité. 

Par ailleurs, Bosch se concentre sur l’étude psychologique de ses personnages. Le mal s’incarne dans les figures humaines : visages déformés, nez crochus, yeux exorbités et bouches édentées. Il faut cependant souligner que certains visages apparemment imaginaires sont en réalité des images cruellement réalistes de pathologies physiques et mentales répandues à son époque. L’artiste s’en sert pour caractériser ses personnages. 

Ce procédé de caractérisation est aussi utilisé pour les personnages de Silent Hill 3. Claudia, vêtue d’une longue robe noire, le teint très pâle et les sourcils rasés, semble menaçante. Vincent, l’un des prêtres de l’Ordre, est un personnage très énigmatique par ses expressions indiscernables. Il ne fixe jamais personne du regard. Il en va de même pour son opinion, puisqu’il ne se range ni du côté d’Heather ni de celui de Claudia. 

Créatures au cœur de l’enfer : 

Notre jeune protégée découvre rapidement que les lieux sont infestés de monstres, véritables abominations tirées de l’enfer et de nos peurs les plus primaires. Ainsi, l’une des premières bêtes à l’attaquer est un chien. Sa mâchoire est coupée en deux et il a un faible pour le sang frais. Puis, Heather est poursuivie par des êtres étranges, indescriptibles assemblages de membres humains et de moignons. Enfin, à son arrivée à l’hôpital, des infirmières sans visage l’attendent avec leurs bâtons et leurs belles blouses maculées de rouge. 

De même, certaines peintures de Bosch montrent une terre rougie par le feu. Des corps de reptiles s’unissent à des faces d’hommes, des ailes d’oiseau, des pattes d’insectes, etc. Des têtes prolifèrent sur des moignons, certaines étant des mélanges anatomiques bizarres de formes humaines et animales parfois rattachées à des objets. Les corps des condamnés sont coupés en morceaux, brûlés dans des fours ou attachés à des appareils de torture. Détail étrange, un lapin porte sa victime ensanglantée au bout d’une perche. Motif qu’on retrouve dans d’autres tableaux du peintre ou dans les niveaux de Silent Hill 3. 

Lapin et quotidien : 

Le périple d’Heather commence en effet dans le parc d’attractions où elle découvre des peluches de lapins ensanglantés. Cet objet cher à l’enfance n’a alors plus rien de rassurant et devient même une source d’agression psychologique. Les repères du joueur et ceux du personnage sont effacés. Les lieux du quotidien paraissent hostiles et il est difficile de trouver un endroit sécurisant et reposant. Ainsi, le centre commercial, la station de métro et même l’appartement laissent place à d’abominables scènes d’horreur. Silent Hill 3 prend ses marques dans notre quotidien. 

Encore une référence à Jérôme Bosch, qui utilise les dictons et croyances de son époque pour illustrer sa vision de l’enfer. En ancrant son art dans la vie courante, il exacerbe l’horreur des choses pour la rendre plus réelle. La partie droite du tableau est nommé «Enfer musical» à cause de l’utilisation extravagante des instruments de musique. Le spectateur peut ainsi découvrir une victime ligotée à un luth et un homme enfoncé dans un instrument à vent. Au royaume de Bosch, des objets sont transformés en mécanismes de supplice. 

Occultisme et alchimie : 

L’artiste invente aussi un homme-arbre, avec un torse en forme d’œuf qui repose sur une paire de souches. Bosch utilise l’image de la souche vide pour traduire l’idée du creuset de l’alchimie. Cette science occulte s’oppose aux sciences exactes dont le secret des formules fascine l’artiste. Dans nombre de ses tableaux, Ève, source du péché, ainsi que quelques autres abominables créatures sortent de ce tronc mort. 

Dans Silent Hill 3, une puissante créature, Valtiel, utilise ses pouvoirs maléfiques pour retenir Heather en enfer. Lorsqu’elle meurt, il la traîne dans un coin obscur pour la faire renaître en utilisant ses secrets d’alchimiste. On peut aussi le découvrir en train de tirer une créature désarticulée à l’intérieur d’un cocon brisé. Ce passage renvoie à l’idée de creuset alchimique si cher à l’œuvre de Bosch. 

Route pour la rédemption : 

Heather avance dangereusement dans les dédales de Silent Hill. Envahie par la colère, elle ne fera pas machine arrière tant que sa vengeance ne sera pas accomplie. Pourtant, dans le monde ordinaire, le détective Douglas tente de la ramener à la raison. Mais Heather continue à basculer entre pardon et vengeance. Piégée par Claudia, elle doit supporter le mal qui trouve sa source dans sa colère. Selon les paroles de l’Ordre, Dieu a besoin du corps et des souffrances de l’adolescente pour renaître. Claudia, malgré ses actes maléfiques, croit à l’arrivée prochaine du Jugement dernier pour le bien de l’humanité.

Cette idée de marcher en solitaire pour affronter ses démons intérieurs figure dans La Tentation des saints, thème biblique repris par Jérôme Bosch. L’humanité aux prises avec ses péchés doit lutter contre l’incarnation des désirs fautifs. Quel espoir peut avoir le pèlerin d’atteindre le salut face à des ennemis si puissants? La réponse de l’Église est dans l’imitation du Christ, car Dieu permet au diable d’attaquer les saints afin qu’ils puissent s’élever à l’aide de tourments spirituels. Si le pèlerin renonce à ce monde et suit l’exemple donné par Jésus et ses saints, il peut espérer atteindre le paradis après avoir traversé la nuit sombre. C’est le chemin de la rédemption. 

Source d’inspiration pour l’avenir : 

L’œuvre de Jérôme Bosch et la série Silent Hill sont universelles et intemporelles. L’homme cherchera toujours à comprendre les enjeux de la vie et de la mort. De nombreux récits tentent d’apporter des réponses pour nous guider, nous rassurer et nous inspirer. Dans une société en déclin, la folie n’est jamais loin. Justement, l’Art est présent pour interroger nos peurs et nos croyances.

Ainsi, un artiste comme Bosch continue à susciter crainte et admiration, car son imagination débridée a permis l’illustration de textes sacrés avec une touche d’horreur et de fantastique. De sorte que sa peinture est un puits intarissable d’idées pour une série comme Silent Hill.