Argot calédonien, “awaceb” signifie “tout va bien, pas de souci”. Mais Awaceb c’est aussi un studio de jeux vidéo basé à Bordeaux. Ses deux cofondateurs, Phil Crifo et Thierry Boura, ont grandi en Nouvelle Calédonie. Ainsi, leur culture, dont ils sont si fiers, est au cœur des jeux Fossil Echo et Tchia.


Alors que Fossil Echo est un jeu de plate-formes 2D, Tchia est un jeu d’exploration dans un univers 3D très riche. Titre bien plus ambitieux, vous pouvez explorer chaque recoin de la carte. Celle-ci étant fidèlement inspirée par les paysages de l’archipel calédonien. Pour cela, l’équipe d’Awaceb est retournée trois fois sur l’île afin d’ancrer Tchia dans le réel.

Autre clin d’œil à la culture kanak et sa mythologie, vous pouvez incarner tous les objets et animaux du jeu. Une compétence magique complétée par l’escalade, le vol, la natation et la course, le tout dans l’univers foisonnant de la culture kanak. Tchia est aussi une jolie histoire qui se révèle souvent en musique. Une immersion visuelle et auditive en Nouvelle-Calédonie où la majorité des dialogues a été enregistrée ! En plus du français, langue officielle en Nouvelle-Calédonie, une bonne partie des dialogues sera en drehu (langue la plus courante parmi les 28 employées). Une spécificité du territoire qui rend ce jeu encore plus unique et authentique.

Dans cet échange avec Phil Crifo, découvrez la création du studio Awaceb et du jeu très coloré Tchia. Cette interview a été recueillie pour le podcast LaPlayade.fr. Vous pouvez également retrouver la version audio sur YouTube.

Bonjour Phil ! Qui est derrière Awaceb ?
On est un petit studio indépendant, enfin pas si petit maintenant ! On est une dizaine de personnes, mais on a commencé en 2016, à deux. Mon partenaire, Thierry Boura, est un ami d’enfance avec qui on a décidé de se lancer dans l’aventure du développement de jeux vidéo indépendants. On est tous les deux originaires de Nouvelle Calédonie, une petite île au milieu du Pacifique. On s’est installés à Bordeaux en 2014. On a commencé à développer notre premier jeu, Fossil Echo, qui est sorti en 2016. C’était vraiment un jeu très indépendant, donc sans budget dans un fond de bureau qu’on sous-louait à une boîte. C’était un peu la débrouille.

Mais ça nous a fait tomber amoureux du développement de jeux et l’aventure de monter un studio. Fossil Echo est un jeu dont je suis encore très fier et que j’aime beaucoup. Mais il n’a pas rencontré un public énorme et il a ses défauts. C’était une façon pour nous de prouver qu’on pouvait sortir un jeu complet et le commercialiser. Après ça, on s’est dit : “ Ok, qu’est-ce qu’on a envie de faire ?” On a encore la niaque et la passion de vouloir faire des jeux mais on a envie de se lancer dans un projet plus ambitieux et plus proche de nos aspirations. Fossil Echo était un jeu de plateforme 2D parce qu’on était un petit peu à l’étroit à deux. On ne pouvait pas prétendre à quelque chose de beaucoup plus ambitieux.
Au fond de nous, on avait envie de faire un Open World, un jeu en 3D. Mais on se rendait bien compte qu’on ne pourrait pas le faire à deux. On a travaillé sur un prototype pendant plusieurs mois et ensuite on est allés le pitcher à différents éditeurs. On a fini par trouver Kowloon Nights qui est un éditeur français. Il a vraiment flashé sur le projet. Cela nous a permis d’avoir du financement et de commencer à constituer une équipe. Début 2019, nous sommes montés à une dizaine de personnes. Cela nous a permis de faire Tchia avec toute l’ambition qu’on avait au départ.
Teaser :
Quelle est l’idée de départ ? Comment celle-ci a-t-elle évolué ?
Le concept de base était beaucoup moins ambitieux que ce que le jeu a fini par devenir. On avait pitché une aventure légère, relativement courte et très axée sur l’exploration. Au final, en rentrant en production, on s’est rendus compte que le terreau qu’on avait avec Tchia était vraiment fertile. Le jeu méritait plus et donc on s’est autorisés à l’améliorer. On a rajouté beaucoup de choses pour plonger dans une narration plus travaillée et rajouter de nombreuses mécaniques. On est passés de l’Open World qui était basé sur l’exploration à quelque chose de très bac à sable et physique. Il y a beaucoup d’interactions et de mini-jeux. Tchia est devenu la version idéalisée de ce qu’on avait en tête mais qu’on ne pensait pas possible. Le fait d’avoir pu grossir une équipe et d’avoir eu le soutien financier avec un éditeur nous a permis d’aller au fond de notre vision.






Quel est votre rapport à la Nouvelle-Calédonie ?
C’est le cœur du jeu. Il y a deux piliers centraux. Tout d’abord, un gameplay bac à sable qui rappelle une boîte à jouets où on a envie de toucher à tout et tout réagit. Et le deuxième pilier, c’est effectivement ce rapport à la culture calédonienne. Dans le jeu, tout est intensément inspiré et imbibé de cette culture. On a pris la culture calédonienne dans laquelle on a grandi. C’est comme un prisme au travers duquel on regardait toutes les décisions de design et tous les choix qu’on a fait pour le jeu. Par exemple, quand on a designé la mécanique de téléportation qui permet à Tchia de contrôler des objets ou animaux. Le gameplay a toujours été une réflexion par rapport au folklore calédonien.

Celui-ci est intimement lié à des personnages anthropomorphiques, des animaux qui parlent, des humains qui se transforment en animaux et inversement. Du coup, thématiquement c’est comme ça qu’on a lié nos mécanique à la culture. Après, dans la construction de notre monde, on a recréé des lieux emblématiques qu’on a parfois tourné à notre sauce mais qui sont quand même très reconnaissables. Tout le jeu est doublé en langue locale donc français et drehu qui est une langue vernaculaire Kanak. Les musiques sont très inspirées des sonorités locales et elles ont été chantées par des chorales et des chanteurs locaux. La Bande Originale est aussi infusée d’instruments traditionnels.

Après, ça va jusqu’au tout petit détail. Par exemple, dans le jeu, à chaque fois qu’il y a de la nourriture, ce sont des plats locaux traditionnels.

Donc, c’est le squelette du jeu mais aussi saupoudré dans plein de petits endroits. On a essayé de créer un univers fantastique très infusé de cette culture qui nous est si chère.
World, story and music :
Comment avez-vous collaboré avec des artistes Calédoniens ?
On trouvait que c’était important de travailler avec des artistes et des techniciens locaux parce qu’on s’inspirait de cette culture. On n’y était plus basés physiquement mais on voulait avoir un lien direct avec les créatifs sur le territoire. Donc, tous les acteurs sont calédoniens. Cela paraît simple dit comme ça. Mais en Calédonie, il n’y a pas vraiment de scène de groupe d’acteurs. Il y a quelques personnes qui font du théâtre, mais c’est quand même très restreint. Alors, on a été obligé de faire du casting sauvage et d’aller rencontrer des gens un petit peu partout. Ce sont des connaissances de connaissances, des copains de cousins. D’autant plus qu’on avait des dialogues en drehu donc c’est encore plus restreint en termes de panel de comédiens.
The place behind the scenes :
Comment s’est organisé votre voyage en Nouvelle Calédonie ?
C’était une grosse aventure humaine d’y aller en 2019. C’était beaucoup de rencontres et de partages pour trouver les personnes qui comprenaient ce qu’on voulait faire et qui partageaient cette passion pour transmettre la culture du pays. Donc, on a trouvé des gens qui n’avaient jamais parlé devant un micro et qui ont réussi à habiter les personnages de façon incroyable. Certains ont aussi des chansons des personnages du jeu. Ça donne un résultat qui est très authentique et réel.

C’est assez formidable ce que les gens ont pu faire avec leur voix sans avoir forcément d’expérience en doublage. En ce qui concerne la musique, on a composé l’OST du jeu avec notre compositeur, John Robert Matts. On a une super relation, il avait travaillé sur Fossil Echo. John a composé une musique orchestrale. Nous avons pris ces mélodies et ces partitions puis on les a emmené en Calédonie.

On les a fait réinterpréter par des artistes locaux donc des chorales et des chanteurs qui ont rajouté du chant polyphonique mélanésien par dessus. Ce sont des mélodies et des sonorités locales et très typiques. Le résultat est un hybride entre de l’orchestral auquel on peut s’attendre dans un jeu, avec une couche de musique traditionnelle. On a un résultat qui est à la fois accessible et hyper frais.
Vous êtes retournés en Nouvelle-Calédonie pour réaliser un documentaire vidéo. Quelle fut cette seconde expérience ?
En 2019, c’était focus sur la prise de voix de comédiens et de chants. Après, on y est retournés en 2022 avec toute l’équipe. Cette fois pour faire se rencontrer les acteurs locaux qui ont travaillé sur le projet et l’équipe de développement. La plupart n’y était jamais allée. On leur a fait découvrir les lieux emblématiques qu’on a recréé dans le jeu. On leur a fait rencontrer les acteurs qui ont prêté leur voix. Tout ça pour les mettre en immersion dans cette culture qu’on leur avait transmis par notre amour du pays. C’était important pour nous, avant la sortie du jeu, de vraiment mettre toute l’équipe en immersion dans le pays. Donc ça a été deux semaines assez incroyables émotionnellement. Tout le monde a pris la mesure de ce qu’on était en train de faire. Il y avait un aspect culturel et humain qui était intense. Il y a eu le trip sur l’île de Lifou, celle dont vient le la langue drehu qui est parlée dans le jeu.

Ce séjour sur l’île de Lifou a été accompagné par Thoanë Thomadra. C’est notre traducteur qui nous a aidé sur le jeu et qui nous aide en tant que consultant culturel. Il joue le personnage de Tre dans le jeu. Il lui prête sa voix et chante plusieurs chansons. En fait, il nous a accueilli chez lui. On a dormi dans la case traditionnelle qu’il a construite quand il était adolescent. Il nous a emmenés dans la forêt locale et il nous a parlé des légendes et du folklore. Je me rappelle d’un moment où on était sur une plage déserte. On venait de plonger pour voir de magnifiques récifs. Puis, il nous a chanté à capella une chanson du jeu qu’il avait chanté il y a deux ans. Il la connaissait encore par cœur. C’est un moment assez fort de voir que les gens qui ont travaillé sur le jeu n’ont pas oublié leurs lignes après être sortis de la salle d’enregistrement. J’ai l’impression qu’on a réussi à faire un projet où les gens se sont appropriés tout ça. Donc, c’était un moment assez puissant pour l’équipe.
The people behind the scenes :
Pour en revenir au jeu, de quoi es-tu le plus fier, as-tu des regrets ?
Il y a plein de choses dans le jeu dont je suis fier. Je trouve qu’on a fait des choix qui sont intéressants sur plein de mécaniques. Au final, j’ai beaucoup de fierté dans la façon dont on a été capable de construire une équipe. En fait, sur l’aspect humain, ça n’a pas toujours été facile en termes de production et de planning. Tout ça était de gros challenges. C’était la première fois qu’on faisait un jeu avec une équipe et pas juste entre copains. Quand je regarde en arrière, je me rends compte qu’on a eu zéro turn-over. C’est-à-dire que tous les gens qui nous ont rejoint au début du projet sont restés. Donc c’est une grosse fierté pour moi d’avoir su galvaniser une équipe et créer un lien super fort. C’est l’aspect humain qui sera toujours très fort pour moi.

En termes de regrets, je pense que c’est du petit détail, du polish. Le jeu n’est jamais vraiment fini. Il y a des mécaniques qui ne sont pas assez intuitives et des choses que le joueur ne va pas forcément comprendre au premier abord. En fait, toutes ces petites choses font que le flow du jeu peut être impacté. En fait, je ne sais pas mettre le doigt sur un gros problème. C’est plein de problèmes plus ou moins importants qui font que le jeu ne brille pas aussi intensément qu’il pourrait. Mais je pense que c’est le lot de n’importe quel projet. J’essaie de me focaliser sur les choses qu’on a bien faites. Globalement, j’ai plus de fierté que de regrets, donc c’est une bonne chose !

Un conseil à adresser à quelqu’un qui voudrait développer son propre jeu ?
C’est assez miraculeux que n’importe quel jeu soit fini. Honnêtement, le nôtre en premier. Quand je regarde le début de l’aventure, je n’arrive pas trop à comprendre comment on pouvait y croire. En fait, il y a deux choses pour moi. D’abord, l’aspect technique qui peut rendre un projet compliqué. C’est souvent l’aspect technique qui bloque. Les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est difficile techniquement de finir un jeu, de faire un jeu qui tourne. Donc, je conseillerais, un peu pragmatiquement, de penser à optimiser au tout début du projet. Si vous pensez sortir sur consoles, pensez au challenge technique. En fait, il ne faut pas se focaliser sur l’artistique, les rêves et les envies. Je pense que c’est hyper important parce que ça peut faire un retour de flamme qui peut tuer un projet. Après, de façon un petit peu plus créative, j’ai envie de voir des projets plus humains. Ce sont des projets qui parlent de leurs créateurs.

J’ai envie que les gens mettent un peu d’eux-mêmes dans leur jeu. J’ai envie qu’ils mettent de leur histoire dans ce qu’ils racontent. Ce qui ne veut pas dire que les gens n’ont pas le droit de faire des shooters ou des jeux de voiture… C’est hyper chouette, mais est-ce qu’il y a un angle pour mettre un peu d’humain là-dedans ? C’est raconter une histoire et infuser de la culture, des émotions ou des choses qui vont nous toucher un petit peu plus profondément ! Je pense que c’est ce qui peut faire la différence sur certains projets.

Merci encore à Phil Crifo pour le temps accordé.
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