Interview sur Wednesdays : « La difficulté, c’est pas de parler. C’est d’être entendu. » 

Wednesdays est un  jeu coproduit par ARTE France, The Pixel Hunt et Pierre Corbinais (Haven; Road 96 : Prologue; Enterre-moi, mon amour). Il est jouable sur Mac et PC via Steam ou itch.io.

Entre jeu vidéo et bande dessinée, Wednesdays a pour volonté de sensibiliser au sujet des violences sexuelles sur mineurs, tout en proposant un récit sincère et lumineux. Wednesdays souhaite briser le silence. Pour plusieurs de ses concepteurs, c’est également l’opportunité de faire entendre leur voix, en tant qu’artistes mais aussi en tant que victimes.

Le jeu ne montre aucune scène d’agression sexuelle. Malgré son sujet, Wednesdays apporte un message d’espoir à destination de tous.

Sous la plume de Pierre Corbinais, découvrez l’histoire de Tim. Comme tant d’autres d’enfants, il a été victime de violences sexuelles. C’est Orco Park, un jeu vidéo de sa jeunesse qui, vingt ans plus tard, lui fera revenir son passé en mémoire. Construisez des attractions et décorez votre parc pour débloquer les souvenirs de Tim.

La direction artistique de Wednesdays propose deux styles graphiques très différents. Les souvenirs sont illustrés à la main par l’autrice Exaheva (Mekka Nikki, Still Heroes). Celui d’Orco Park, signé Nico Nowak (There Is No Game : Wrong Dimension), adopte le bon vieux pixel art des années 90.

Je suis Pierre Corbinais, j’écris pour des jeux vidéo. J’ai eu la chance de travailler sur plusieurs chouettes projets indés tels qu’Enterre-moi mon amour, Haven, où encore Road 96: Mile 0. J’ai déjà créé des dizaines de petits jeux tout seul, lors de game jam ou autre, mais Wednesdays est le premier « gros » projet que je dirige moi-même.

J’ai moi-même été victime d’inceste enfant alors forcément le sujet m’a toujours un peu trotté dans la tête. Je dirais qu’il y a eu trois différents déclics. Le premier, c’est une game jam durant le confinement de 2020 où, pour la première fois, j’ai essayé de traiter ce sujet dans un petit jeu. J’ai reçu plein de messages très touchants après sa sortie, ce qui a sans doute planté une première graine.

Un deuxième déclic a été le one-woman show de marionnette de Lucie Hanoy, l’Imposture. Il ne parle pas du tout de ce sujet, mais il traite aussi de sujets difficiles qui touchent à l’intime, avec beaucoup d’humour et beaucoup d’émotions. J’ai réalisé que je voulais parler d’inceste avec ce ton là… et j’ai décidé d’écrire un one-man show ! (un ami m’a rapidement fait comprendre que c’était une très mauvaise idée alors ce n’est pas allé plus loin)

Le troisième déclic, c’est simplement de m’être retrouvé sans emploi début 2022. Je me suis dit que c’était le moment de se lancer, et j’ai commencé à écrire Wednesdays.

Pour tout ce qui est dialogue, le design a été posé très rapidement, dès les premiers mois d’écriture en 2022. Pour le parc, ça a été plus compliqué. L’idée du parc était là depuis le début, mais quand j’ai commencé à m’approcher de potentiels producteurs, je l’ai jetée à la poubelle, pensant que personne ne me suivrait sur un truc pareil. J’ai alors remplacé le parc par quelque chose de beaucoup plus planplan : Tim, à son bureau, qui inspecte des objets qui ramènent des souvenirs. Quand j’ai pitché le jeu à Arte, ils ont été intéressés, mais il avaient quand même un petit bémol : ce truc du bureau, c’est un peu nul non ? Alors vite vite j’ai ressorti l’idée du parc et ils l’ont bien aimé. D’ailleurs, dans mon idée à moi, le parc était beaucoup plus sommaire que dans l’état actuel, il n’y avait pas de visiteurs, ou de débris à ramasser, ou de décorations… Pour moi c’était juste un menu déguisé. C’est Arte qui a insisté pour qu’on donne plus de vie/gameplay à ce parc, ça a fait gonfler un peu le budget mais ça valait le coup !

Version 2 d'Orco parc

Beaucoup de gens ont travaillé sur le projet, mais s’il ne faut citer que le cœur de l’équipe de production (parce qu’il faut bien poser des limites), il y a :

Christophe Galati, qui a développé/programmé le jeu dans son ensemble. Christophe est l’auteur de Save Me Mr Tako et du encore à venir Tako no Himitsu qui sont tous deux des jeux d’inspirations rétro à base de poulpes ! Christophe est victime d’inceste lui aussi, et on a beaucoup discuté lui et moi après la sortie du petit jeu que j’évoquais plus haut. Dès le début, il était clair que c’est avec lui que j’avais envie de travailler sur Wednesdays et il a tout de suite accepté.

Christophe Galati

Exaheva, qui a dessiné tous les souvenirs de Wednesdays. Exaheva est autrice BD, on peut notamment trouver son Mekka Nikki en librairie. Mais elle fait aussi de la musique et des jeux vidéo. Elle a notamment sorti une bande dessinée interactive sur steam, Still Heroes, que je recommande très chaudement. Je connais Exaheva par internet depuis au moins une dizaine d’année, on avait déjà parlé de travailler ensemble sans que ce ne se soit jamais fait, c’était l’occasion rêvée.

porttrait d'Exaheva

Virginia B. Fernson, qui était notre compositeurice et sound designer. C’est lea seul membre de l’équipe que je ne connaissais pas avant. Je savais qu’iel avait travaillé avec un studio que j’aimais bien (Accidental Queen) et qu’iel préparait un projet musical sur le thème du trauma, je me suis dit que ça pourrait bien marcher entre nous. Ce projet est d’ailleurs sorti depuis, il s’intitule Lorsque les Volcan Dorment et je vous invite à écouter, ou mieux, à les voir en concert.

Nico Nowak s’est chargée de tout le pixel-art du parc. Je savais qu’elle ferait un super boulot, notamment sur les interfaces car j’avais déjà vu son travail sur There Is No Game : Wrong Dimensions (qui est très chouette par ailleurs). C’est aussi quelqu’un que je connais depuis longtemps car on s’est croisé à divers festival par le passé.

Diane Landais est venue en renfort sur la programmation quand Chris s’est rendu compte qu’il n’allait pas pouvoir tout faire seul. Elle est une des membres fondatrices des Accidental Queens qui ont fait la série A Normal Lost Phone ainsi que Alt-Frequencies (encore des excellents jeux).

– Et enfin Florent Maurin, qui a aidé à la production et s’est chargé de tout ce qui est administratif, comme payer les gens par exemple ! On avait déjà travaillé ensemble sur Enterre-moi mon Amour et (dans une moindre mesure de mon côté) sur The Wreck, alors ça semblait évident de retrouver cette collaboration sur Wednesdays.

Je n’ai clairement pas la recette miracle, mais je dirais que si tout s’est aussi bien passé ça se joue à plusieurs choses :

– Je connaissais déjà la plupart des membres de l’équipe, et beaucoup se connaissaient entre eux, ce qui laissait peu de place aux mauvaises surprises.

– Plusieurs membres de l’équipe étaient concernés par le sujet, alors même si le jeu reposait sur mon texte, les autres avaient aussi des choses à apporter et personne n’était trop effarouché par le sujet.

– Il y a eu tout le long de la production une structure très centralisée, avec moi au cœur de tout en gros. Tous les membres de l’équipe bossaient directement avec moi et n’avaient pas tant besoin d’interagir entre eux pour le boulot (ce qui les empêchait pas de discuter entre eux sur le discord hein). Je ne sais pas si cette structure serait valable pour un autre projet, mais pour nous ça a marché.

Je vais faire mon Socrate : mes seules certitudes c’est que je n’avais aucune certitude. Je blague un peu mais en gros : je savais dès le début que je n’avais pas de réponses à apporter sur le sujet de l’inceste et des violences sexuelles sur mineurs. Je n’avais que des questions, et je me suis alors focalisé sur ça, soulever des questions. On ne sait jamais …

Tu peux trouver quelques retours de victimes en commentaire sur la page itchio du jeu https://artefrance.itch.io/wednesdays. Nous avons reçu beaucoup d’autres messages touchant dans le genre que je vais évidemment garder privé. Mais ce qui revenait souvent était le sentiment d’être vu/entendu, quand bien même leur histoire pouvait différer grandement de celle de Tim. C’est peut-être parce que contrairement à d’autres œuvres/ouvrages sur le sujet, Wednesdays s’intéresse moins aux faits ou aux chiffres qu’aux sentiments ressentis, dans toute leur complexité.

Il y a bien une scène qui a été coupée mais ce n’était pas (tant) une histoire de budget. Elle s’appelait Amir/Le Bazar du Busard. On y tenait un stand lors d’un vide-grenier, avec un petit gameplay de marchandage. Puis Tim venait finalement acheter un vieux CD-Rom d’Orco Park. Cette scène permettait d’expliciter un peu plus le lien entre le parc et les souvenirs de Tim, mais finalement, les dialogues d’Orco faisaient bien le job tout seul, et on s’est dit que couper cette scène pourrait permettre d’être plus serein dans la production et passer plus de temps à fignoler les autres.

J’ai approché Arte en même temps qu’un autre éditeur, qui lui a refusé le projet. Mais je comptais surtout sur Arte, car je ne vois pas bien comment un éditeur privé aurait pu accepter un tel projet. J’avais déjà travaillé avec Arte par le passé, sur Enterre-moi mon amour bien sûr, mais aussi à d’autres occasions, travaux de commande d’Arte ou Arte game jam. Ils me faisaient donc plutôt confiance et ça a rendu plus simple la tâche de les convaincre.

Le but d’un éditeur privé, quand bien même c’est le meilleur éditeur du monde, ça reste d’être  rentable, au moins pour tenir la barque à flot. Forcément, un jeu vidéo qui parle d’inceste, qui plus est avec un style graphique et gameplay qui ne ressemble pas à d’autres jeux à succès, c’est un pari plutôt risqué financièrement. En tant qu’organisme public, Arte est forcément moins contraint par la rentabilité. J’imagine qu’il y a aussi l’aspect communication: Ok, tu décides de distribuer ce jeu, comment vas-tu communiquer dessus? C’est quand même un sujet épineux, tu ne peux pas dire n’importe quoi. Sur ce point, Arte aussi a eu des difficultés, et il a fallu de nombreux allers-retours pour convenir de la bonne manière de faire. 

Après, il ne faut évidemment pas oublier que des éditeurs privés peuvent tout de même choisir de s’engager sur ces paris risqués malgré tout, ce qu’a fait The Pixel Hunt qui est coproducteur de Wednesdays par exemple.

Absolument pas en ce qui me concerne. Je pense que j’ai pu m’attaquer à ce projet seulement parce que j’avais déjà réglé cette histoire de mon côté, que j’allais « bien ». Pour les autres il faudrait leur demander, mais je ne pense pas non plus. J’espère en revanche qu’il pourra aider d’autres victimes à réaliser qu’elles ne sont pas seules, qu’elles sont entendues, comprises, et en ça les aider dans leur processus à elles.

Sur le sujet de l’inceste, je n’ai pas eu d’écoute d’adulte étant enfant, mais c’est aussi et surtout parce que je n’ai jamais cherché à en parler, et que j’étais un enfant plutôt sage, avec de bonnes notes à l’école, sans problème de sociabilité ou de n’importe quel autre. Plus Tim que Sarah ou Maxime si on regarde la scène de Wednesdays. Je suis convaincu que personne n’aurait pu voir, surtout pas avec l’absence d’éducation au sujet à l’époque, et je n’en veux clairement à personne sur ce point. J’estime même avoir de super instituteurs à l’époque qui je suis sûr auraient été à l’écoute si j’avais parlé. Tout comme ma famille.

Sur le sujet, les livres qui m’ont sûrement le plus marqué sont Le Berceau des Dominations de Dorothée Dussy, Ou peut-être Une nuit de Charlotte Pudlowski, Colosse aux pieds d’argile de Sébastien Boueilh et Tous les frères font comme ça de Laurent Boyet.

Créativement, mes inspirations viennent plutôt en revanche de jeux vidéo ou de BD qui ne traitent pas particulièrement d’agression sexuelle (même si parfois si) : If found… de Dreamfeel, Cibele de Nina Freeman et He Fucked The Girl Out Of Me de Taylor McCue côté jeux.

Le travail de Frederik Peeters, Vanyda, ou Zerocalcare côté BD (pour n’en citer que trois).

Je suis fier de sa seule existence, déjà. Un jeu vidéo qui parle d’inceste, c’est un peu dingue quand on y pense. Je suis vraiment fier d’avoir mené ce projet à bien jusqu’au bout, et je suis fier des retombées qu’il a déjà. Tous ceux qui y jouent ont l’air de l’apprécier et nous avons déjà reçu de nombreux et chaleureux messages de remerciements de gens concernés de près ou de loin. Pour les regrets, je cherche, mais je ne trouve pas. J’aurais bien aimé qu’il fasse un peu plus de bruit à sa sortie, surtout hors de France, mais ça, je ne le contrôle pas.

Mon conseil serait de se lancer bien sûr, mais surtout de faire petit. Un petit jeu fait tout seul en une semaine a autant de chance de toucher des gens qu’un projet qui aura pris des années de travail à toute une équipe. Wednesdays est une anomalie qui n’a pu exister que parce que des gens comme Florent Maurin, Arte ou l’équipe ont été assez dingues pour me suivre là dedans, et ce n’est clairement pas quelque chose qui arrive tous les jours. De plus, faire petit, ça ne veut pas dire qu’il est exclu de faire plus grand plus tard. Comme je l’ai évoqué plus haut, Wednesdays a commencé par être un petit jeu fait dans une game jam en deux jours.

Pour la partie souvenir, les références visuelles étaient essentiellement issues de la bande dessinée indé qui m’est très chère, j’ai envoyé à Exaheva tout un tas de références très diverses pour donner une idée générale de ce que j’aimais, du Jaime Hernandez, du Craig Thomson, du Frederik Peeters, du Vanyda, Du Tarmasz, du Fabrice Neaud, du Gipi, du Linnea Sterte, du Tillie Walden… Mais en fait j’attendais surtout d’Exaheva qu’elle emploie son style à elle, et c’est ce qu’elle a fait.

Côté Parc, la référence principale était évidemment Theme Park, mais aussi un petit dessin en pixel-art trouvé par hasard sur internet et donc je n’ai jamais retrouvé l’autrice malheureusement.

Hormis pour le morceau de fin (The Fight de Silly Boy Blue) toute la bande son a été réalisée par Virginia. Je suis très nul pour parler de musique, alors j’ai fait ce que je pouvais pour expliquer l’ambiance que je voulais, Virginia me proposait des choses, et on faisait des allers retours. En général iel trouvait assez vite. Iel a vraiment fait un travail formidable, je n’en reviens toujours pas de ne pas être lassé de la musique de parc alors que je l’ai clairement entendu des dizaines d’heures. On s’est beaucoup plus cassé les dents sur les « voix » des personnages, les sons qu’ils font quand ils parlent, qui eux sont passés par de très nombreuses itérations.

À la base, le conseiller (qui ne s’appelait pas encore Orco) était très différent de sa version finale. C’était un personnage plus trouble, on se savait pas bien si c’était un allié ou non. L’idée de l’orque est venue de cette ambiguïté. L’orque étant d’un côté un animal très apprécié des enfants, et de l’autre le plus grand prédateur marin. Avec le temps cependant, j’ai adouci le personnage d’Orco, je voulais que le parc soit ressenti comme une vraie « safe zone », qu’Orco soit un véritable allié, malgré sa maladresse. L’idée de l’orque ne marchait peut-être plus aussi bien mais on adorait Orco alors on l’a gardé.

Ça c’est lié à un vrai souvenir du jeu Theme Park. Dans ce jeu là, on peut en effet débloquer des montagnes russes à un moment, mais le jeu étant assez difficile. Comme j’étais un enfant, je n’ai jamais réussi à arriver jusque là. Ça a toujours été une frustration et je trouvais ça drôle de faire la même chose pour Orco Park, même si je savais que ça ne serait pas forcément compris par les joueureuses. Il y a évidemment la métaphore des montagnes russes, des hauts et des bas, de tout ce qu’on peut imaginer derrière. Ce truc qu’on attend, auquel on se prépare, et qui au final, n’est probablement pas ce qu’on attendait. Bref, il n’y a jamais eu un sens précis derrière ces montagnes russes, plutôt un panel d’émotions que j’espérais faire ressentir.

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