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Dossier sur l’art poétique dans le jeu vidéo : « La poésie, l’art du voyage immobile. »
Écrire sur l‘art poétique et les jeux vidéo peut sembler absurde !
Ces quelques pages sont la tentative d’une réponse simple et légère. Ainsi, elles ne font qu’efflorer une plus large problématique sur la poétique. Cet article résume un travail de recherche réalisé en tant qu’étudiante à l’ENJMIN, en septembre 2011.
« La poésie est l’art du voyage immobile », Yves Leclair
Shadow of the Colossus (PS2, 2005)
Introduction, un rendez-vous d’idées manquées :
Mes premiers invités, la lune et un moustique, se sont donnés rencard sur mon lit. Mais la touche « effacer » eut le dernier mot sur leur romance. Celle-ci, malgré les strophes et les rimes, n’a rien de poétique…Trop compliquée, elle ne parle pas avec sincérité. J’en viens donc à adopter la conclusion proposée par Philippe Sidney :
« Ni la rime ni le vers ne font la poésie » .
Me voilà débarrassée d’un premier préjugé. Alors, que se cache-t-il derrière le mot « Poésie » ? Quelques instants plus tard, Jean Cocteau affirme :
« Je sais que la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi ».
Concept art pour Abzû (PC, PS4, Xbox one, Switch, 2012)
Difficile de nier cette belle idée, mais elle ne répond qu’à demi-mot. Soudain, René Guy Cadou s’exclame.
« La poésie c’est inutile comme la pluie ».
Limbo (Xbox 360, PS3, switch, 2010)
La poésie est donc indispensable comme la pluie. Mais, ai-je le droit d‘en dire autant du jeu vidéo ? Quelles qualités peuvent le rendre beau et touchant, nécessaire comme la poésie et la pluie ?
Un soir, alors que je m’interroge sur le bien fondé de ces questions, une goutte de pluie s’invite chez moi. Passé quelques secondes d’étonnement, celle-ci prend la parole :
– Goutte de pluie : « Je ne veux plus remonter sur mon nuage, je suis triste car vous avez inventé le parapluie.
– Moi : Je crois que nous avons peur que le ciel ne nous tombe sur la tête !
– Vous avez peur de bien peu de choses alors ! Ce n’est pas une raison pour dire qu’il fait moche dès qu’il pleut…
– Oh, parfois nos paroles dépassent nos pensées. Mais nous sommes capable d’inventer de belles choses ! … Je crois qu’il y a la poésie et le jeu vidéo.
– C’est vrai que la poésie est aussi jolie que la pluie. En quoi est-ce le cas du jeu-vidéo ? »
« Celui qui regarde entre dans le silence et par le silence il entre dans l’image », Bernard Noël
Concept art pour Rain (PS3, 2013)
La quête du beau, images d ’un autre monde :
– Goutte de pluie : « Je suis belle comme la poésie, car je descends du ciel. Je connais les mêmes nuages que vous, mais je les vois autrement. Les poètes sont capables d’imaginer de très belles choses, et de leur donner vie sur papier, par la force des mots.
– Moi : Et bien , les graphistes font pareil. Sur écran, ils mettent en images d’autres mondes. Ces créateurs n’ont qu’à suivre leur imagination. Il suffit pour cela de regarder tous les univers créés dans les jeux de rôle ou d’aventure.
« Créer ce que jamais nous ne verrons, c’est cela la Poésie », Gerardo Diego
Concept Art pour Final Fantasy X (PS2, 2001)
« La poésie est l’imaginaire qui se défait de ses chaînes », Yves Bonnefoy
Unravel (PS4, Xbox one, PC, 2016)
La quête du beau, séduction par la technique :
– Goutte de pluie : Dans vos mondes virtuels, toutes les gouttes de pluie se ressemblent. Alors que le poète peut combiner des mots et créer autant d’images qu’il veut. La pluie et la poésie ont tant de facettes, votre technique a ses limites !
– Moi : Les poètes sont quand même limités par l’alphabet, ils doivent jouer avec les mots et les figures de style. De même, les auteurs de jeux font part d’ingéniosité avec les outils mis à leur disposition, ils s’adaptent aux contraintes.
« La poésie n’est pas visuelle, mais elle est obsédée par le visuel », Bernard Noël
Abzû(PC, PS4, Xbox one, Switch, 2012)
La quête du beau, le charme par les sentiments :
– Goutte de pluie : La pluie et la poésie peuvent être tristes ou heureuses, elles offrent des émotions. Alors que vos créations sonnent faux, elles n’ont pas de sentiments.
– Moi : Pourtant les réalisateurs de jeux tentent de créer de l’émotion. Ils peuvent utiliser les codes du cinéma, comme les valeurs de plan, les mouvements de caméra et les mises au point. Certains jeux font appel à la Motion Capture pour rendre l’animation plus réaliste.
« Le point d’exclamation est une fusée qui monte au ciel », Paul Claudel
Bound (PS4, 2016)
La musique, du lyrique à l épique :
– Goutte de pluie : Mais ce qui est bien fait n’est pas forcément poétique. La pluie, comme la poésie, chante en rythme quand elle tombe. Où est la musique dans vos jeux ?
– Moi : La musique est essentielle, même dans les jeux vidéo ! Comme la poésie, elle peut être douce et lyrique, ou puissante et épique! Quand on joue et qu’on écoute, on peut se laisser aller dans une charmante idylle, ou un tonitruant combat. C’est comme les poèmes, certains se lisent à voix basse, d’autres ont besoin de coffre.
« Si la musique nous est si chère, c’est qu’elle a la parole la plus profonde de l’âme », Romain Roland
Flower (PS3, PS4, PC, 2009)
« La poésie est cette musique que tout homme porte en soi », William Shakespeare
Ico (PS2, 2001)
La musique, chacun son rythme :
– Goutte de pluie : Ah c’est bien ça ! Seulement, la musique est la même pour tous les joueurs alors. C’est regrettable de ne pas avoir une musique triste quand on l’est. La pluie et la poésie chantent différemment selon l’humeur de celui ou celle qui écoute.
– Moi : Certains jeux ont utilisé ce principe, la musique évolue selon la façon que l’on a de jouer. Chaque joueur obtient une musique qui lui est propre. Certains titres utilisent la synesthésie. Ce sont des œuvres à part entière. C’est un peu difficile à définir, comme la poésie !
« La poésie, c’est la mise en musique du monde », Jean Pierre Lemaire
Rez (PS2, 2001)
La musique, l ’importance du silence :
– Goutte de pluie : C’est bien… Pourtant, ça semble toujours très bruyant vos jeux. Parfois la pluie se calme pour retomber plus fort. Il existe une infinité de silences entre chaque goutte. C’est aussi pour ça que la poésie est agréable, pour les silences qu’elle offre entre ses vers.
– Moi : Heureusement, les concepteurs ont compris la nécessité du silence. De nombreuses scènes offrent un moment de calme, avant et après la « tempête ». Et des œuvres, plus atypiques, utilisent principalement l’art du bruitage. Le joueur se retrouve alors « imprégné » par l’ambiance, et le silence prend vie.
« La poésie est une parole essentielle libérée du bruit. Un silence qui parle », Jean Bastaire
Flower (PS3, PS4, PC, 2009)
« Il n’est pas de poésie sans silence ni solitude. Mais la poésie est sans doute aussi la façon la plus pure d’aller au-delà du silence et de la solitude », Roberto Juarroz
Inside (PC, consoles, mobiles, 2016)
« Il est des paroles que nous ne disons pas et que nous mettons sans les dire dans les choses », Roberto Juarroz
The Last Guardian (PS4, 2016)
Un langage au-delà des mots, le vocabulaire ludique :
– Goutte de pluie : Mais la poésie et la pluie ne sont pas seulement tristes. J’aime quand les enfants prennent leur plus belle paire de bottes pour s‘élancer dans les flaques de boue ! Parfois ils glissent et tombent. Le plus important est qu’ils se relèvent ! Les adultes semblent avoir oublié ça, on apprend tellement en jouant.
Moi : C‘est évident ! Pourtant, rappelons que les jeux vidéo sont avant tout ludiques ! On y trouve des objectifs avec des obstacles qui entravent leur accomplissement. Le joueur doit respecter des règles pour gagner. Il peut tenter d’en chercher les limites au risque de perdre. L’apprentissage se fait par les conflits, c’est en les surmontant que l’on progresse. C’est comme la poésie, le jeu peut éduquer en amusant.
« Ce que le langage poétique opère au moyen des images est un jeu », Johan Huizinga
Gris (PC, consoles, mobiles, 2018)
« De ton enfance, il te restera le bleu dont on fait les poèmes », Jacques Izoard
Rime (PS4, Xbox One, Switch, 2017)
« L’enfant qui ne joue pas n’est pas un enfant, mais l’homme qui ne joue pas a perdu l’enfant qui vivait en lui », Pablo Neruda
The unfinished swan (PS3, PS4, PC, mobiles, 2012)
Un langage au-delà des mots, l’investissement :
– Goutte de pluie : Pourquoi passer tant de temps à jouer au même jeu, n’est-ce pas ennuyeux ou répétitif ? Une poésie est généralement brève, mais pas moins efficace…
– Moi : Certains jeux ont l’audace de proposer des expériences très courtes. Cependant, une aventure plus longue, permet au joueur de s’impliquer d’avantage. Il doit faire des choix et prendre en compte les répercussions à court et long terme. Comme le temps que le petit prince consacre à sa rose, ça le rend responsable ! C’est du temps perdu nécessaire.
« Le poème c’est du recommencement », André du Bouchet
Braid (Xbox360, PC, 2008)
« La poésie n’est pas une chose rassurante, c’est une aventure colossale », Guillevic
Shadow of the Colossus (PS2, 2005)
Un langage au-delà des mots, l’immersion :
– Goutte de pluie : Ne crains-tu pas que l’on se perde dans ces mondes virtuels, au risque de les confondre avec la réalité ? Ou que certains s’y réfugient trop souvent ?
– Moi : Bien sûr, mais c’est un refuge comme un autre ! Il n’y a pas de mal à vouloir s’échapper quelques instants de notre monde. On a aussi accusé la poésie d’être faite par des marginaux. Heureusement, les poètes et les concepteurs de jeux nous offrent cette merveilleuse capacité de croire.
« Toutes les choses ont leur mystère, et la poésie, c’est le mystère de toutes les choses », Federico Garcia Lorca
Botanicula (PC, mobiles, 2012)
« Ici c’est comme ça, mais on peut voir les choses autrement », Fabienne Yvert
Journey (PC, PS4, PS3, mobiles, 2012)
« On peut être poète dans tous les domaines: il suffit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte », Guillaume Apollinaire
The legend of Zelda, breath of the wild (WiiU, Switch, 2017)
Ces émotions qui font vibrer, le « Moi » poète :
– Goutte de pluie : Je continue à penser que c’est dangereux votre jeu du « je » …
– Moi : C’est pourtant la principale force de la poésie et du jeu vidéo. C’est plus impactant, en s’adressant au lecteur et au joueur, à la première personne. Le joueur incarne le personnage, c’est là que réside l’immersion. Nous sommes à la fois narrateur, spectateur et acteur. L’histoire continue parce que nous l’avons décidé, c’est-ce que l’on pourrait appeler la poétique du jeu vidéo.
« La poésie ce monologue », Pierre Seghers
Gris (PC, consoles, mobiles, 2018)
« Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée », André Gilde
Silent Hill 2 ( PS2, 2001)
Ces émotions qui font vibrer, l’universalité :
– Goutte de pluie : Comment est-ce possible… Tout le monde ne se reconnaît pas dans un jeu ?
– Moi : Et pourtant… Certains sentiments sont universels comme l’amour, l’amitié, la haine, le deuil … Nous ne sommes pas si différents les uns des autres, nous pouvons partager des émotions.
« La poésie, on ne sait pas ce que c’est, mais on la reconnaît quand on la rencontre », Jean Anselme
The Last Guardian (PS4, 2016)
« La poésie, cette langue que personne ne parle et que tout le monde comprend », Alfred de Musset
Ico (PS2, 2001)
Ces émotions qui font vibrer, le poète prophète :
– Goutte de pluie : Vous faîtes quand même beaucoup de jeux violents ! La pluie et la poésie ne portent pas d’armes, pourtant nous pouvons avertir.
– Moi : Si le jeu et la poésie dérangent, c’est que le mal se niche ailleurs. Malgré notre chère liberté d’expression, des sujets restent tabous. Le poète et autre auteur ne peuvent pas tout dire. Mais c’est aussi tout leur mérite d’enfreindre les règles.
« La vraie poésie met mal à l’aise. Elles est soupçon dans toutes les dimensions du terme », Julien Torma
Inside (PC, consoles, mobiles, 2016)
« On ne peut être poète sans quelque folie », Démocrite
Silent Hill 2 (PS2, 2001)
Conclusion :
– Goutte de pluie : Vous avez encore beaucoup de brides alors… C’est plus léger la vie de nuage ! ».
Et la goutte de pluie s’évapora .
« C’est notre grande maladie de parler pour ne rien voir », René Daumal
Préférant Robocop à Barbie et les billes à la dinette, le jeu vidéo n'est pas venu par hasard... Mes premiers amours, Crash, Abe et Donkey m'ont amené à faire une licence de dessins (LISAA), puis un Master dans une école de jeu vidéo (l'ENJMIN).
C'est à ce moment que j'ai commencé à écrire sur le jeu vidéo et la peinture dans IG mag. Une aventure qui a continué sur eurogamer.fr et joypad.fr.
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