Jouer à Shadow of the Colossus ou regarder un tableau de William Turner donne le sentiment vertigineux d’être pris dans une tempête. Ce sont deux expériences qui tentent d’atteindre le sublime…
Mais que signifie vraiment ce mot ? Surtout, que trouve-t-on derrière ces œuvres aussi originales que bouleversantes ?


Une part du mythe :
La légende veut que Turner se soit fait attacher au mât d’un bateau afin de restituer une tempête le plus fidèlement possible. Légende ou réalité, en tout cas, le peintre parvient magistralement à nous faire partager ce que l’on peut éprouver dans une telle situation.
Et c’est bien dans Shadow of the Colossus, sorti en 2006 sur PlayStation 2, que le joueur peut revivre une telle expérience. Notre jeune héros, Wanda, cherche la force et la lumière pour ressusciter sa bien-aimée, Mono. Pour cela, il doit affronter courageusement seize colosses qui se déchaînent tour à tour, comme les vagues d’une tempête. Mais relever ce défi serait bien difficile sans l’aide de son fidèle destrier, Agro. Les réalisateurs sont allés jusqu’à monter à cheval afin de rendre au mieux les sensations d’un cavalier.


Deux artistes précoces :
Joseph Mallord William Turner (1775-1851) est un peintre anglais qui voue son art et sa technique à la recherche du sublime. Talent précoce, le jeune garçon fait son apprentissage à la prestigieuse Académie royale, dans laquelle il entre à quatorze ans. Dans la tradition du romantisme, il entreprend de nombreux voyages en Europe, à la recherche de nouveaux paysages. Turner suscite l’admiration dès ses débuts. Puis il se détache de cette première vocation de peintre paysagiste pour chercher l’émotion de la couleur atmosphérique et surtout l’expérience du sublime.
Fumito Ueda, né en 1970, au Japon, semble avoir un parcours similaire. Jeune enfant observateur et créatif, fasciné par les êtres en mouvement, il se prédestine à une carrière artistique. Diplômé de la faculté des beaux-arts en 1993, il se forme en parallèle aux arts numériques. Deux ans plus tard, il se tourne vers le domaine du jeu vidéo afin d’exercer ses talents d’animateur 3D. Début 1997, Fumito décide de réaliser son premier jeu : Ico ! Malgré un relatif échec commercial, Ico recueille les éloges de la presse. Fort de cette expérience, Ueda se remet au travail avec la Team Ico pour sortir en 2006, Shadow of the Colossus.


Beauté et jeu des éléments :
William Turner commence comme peintre réaliste et topographe. Il installe ensuite son atelier au bord de la Tamise pour pouvoir contempler en permanence les changements des nuages et de l’eau. Il existe une étonnante quantité d’esquisses et d’huiles dans lesquelles l’artiste se consacre exclusivement aux activités des éléments et montre l’incroyable diversité des jeux de l’eau et du vent.
En regardant les cinématiques de Shadow of the Colossus, le joueur peut faire le même constat. Fumito semble également apporter un soin tout particulier aux effets de l’eau et du soleil. Au cours de son périple, Wanda parcourt de vastes plaines traversées de fleuves et de rivières. Il découvre également de grands lacs aux reflets changeant selon les caprices du ciel. Les différents passages narratifs et la scène finale révèlent efficacement l’enjeu vital de la lumière. Celle-ci, comme dans l’œuvre de Turner, joue un rôle central dans l’émotion véhiculée.
De plus, le château de Dorwin, funeste lieu où se trame l’histoire, semble tout droit sorti d’un tableau de Turner. Certaines zones de combat ne manquent pas de rappeler les vestiges d’une sombre civilisation européenne au passé glorieux.


Histoire et mythologie :
L’histoire de Shadow of the Colossus correspond au registre des mythes et légendes. En effet, le but du héros est de redonner vie à une jeune fille qui lui est chère.. Or cette volonté de défier les forces supérieures pour vaincre la mort, tout en fermant les yeux sur les sacrifices, rappelle les tragédies grecques. Pensons au mythe d’Orphée, qui descend au royaume des Enfers pour tenter de sauver sa femme Eurydice, en vain.
William Turner commence très tôt à peindre sous l’inspiration des anciens mythes. En 1798, le jeune artiste réalise son premier tableau d’histoire, «Énée et la Sibylle sur le lac d’Averne». La Sibylle est une prêtresse qui garde les portes de l’Enfer. Or Énée souhaite y entrer pour parler avec son défunt père.


Tempête et chaos :
En 1805, dans «La Bataille de Trafalgar», Turner n’hésite pas à entremêler différents moments du combat. Ce n’est pas un tableau glorieux pour l’armée : le bateau s’effondre et de nombreux hommes se noient. Turner ne célèbre pas la victoire mais met l’accent sur le gaspillage de vies.
Ce constat poignant est le même dans Shadow of the Colossus car chaque victoire laisse un goût amer et n’a finalement rien d’héroïque. Chaque colosse, touché à maintes reprises à son point faible, s’écroule dans un fracas de terre et de poussière. Lui ne se relèvera pas, et ce qui avait valeur d’exploit n’est plus qu’un triste gâchis. Cela signe la fin de seize géants, effondrés pour l’intérêt d’un seul homme.


Vertige et sublime :
Le sublime, étymologiquement «qui atteint la limite, au plus haut» joue sur la démesure. De vision idyllique, le paysage devient exaltation d’une nature parfois hostile dans laquelle l’homme n’a plus la première place. Ainsi, en peignant des paysages de montagne, des glaciers, des tempêtes et des tornades, Turner est devenu un maître du sublime.
Cette idée du sublime se retrouve dans Shadow of the Colossus. Dans ces espaces démesurément vides, les seize colosses sont les principaux acteurs au cœur de l’histoire. Lorsque le héros gravit ces montagnes de pierre, d’herbe ou de poils, le joueur est pris d’une fascinante impression de vertige. Alors que son endurance augmente, Wanda paraît de plus en plus petit face à ces géants de la nature. Enfin, ces affrontements titanesques ne se concluent pas par la victoire d’un héros mais par la chute du colosse.


Modernité et audace :
Turner a aussi fait preuve d’une grande originalité en bouleversant la manière de peindre la nature, en privilégiant ses impressions. L’artiste semble agir par soustraction car il retire de ses paysages la représentation des éléments solides pour ne garder que les couleurs, les lumières et les phénomènes tels que la pluie, le brouillard et la vapeur. Avec ce caractère éthéré, presque immatériel des formes, le peintre suggère davantage qu’il affirme. Cette audace montre bien une totale liberté dans une vision onirique du monde, pour exprimer l’inexprimable. Cela lui a valu le surnom de «peintre de la lumière».
Ces qualificatifs correspondent également à Fumito Ueda. Dans son œuvre vidéoludique, la lumière est le seul guide dans un immense environnement désertique. Or cette solitude est nécessaire, car la phase de recherche magnifie l’apparition de chaque colosse. Elle permet surtout au joueur un travail d’introspection. Ainsi, Fumito a réduit l’histoire et le gameplay à l’essentiel. Cet étonnant réalisateur reconnaît parfaitement l’idée qu’un jeu, pour être le meilleur, doit être le plus simple. Il souhaite que le joueur commence l’aventure sans devoir passer par une notice, pour se laisser guider par son instinct et ses émotions.


L’art de se surpasser :
Une dernière anecdote pour conclure. En 1832, alors que son ami et peintre rival, John Constable, présente « L’Inauguration du pont de Waterloo » ,Turner expose juste à côté « La Ville d’Utrecht prenant la mer ». William passe plusieurs fois dans la pièce alors que John rehausse sa toile de rouge vermillon et d’or. Puis Turner prend sa palette, peint un petit cercle rouge et repart sans dire un mot. L’intensité de ce rouge donne tout à coup l’air terne au tableau de Constable. Celui-ci commente : «Il est entré et c’est comme s’il avait tiré un coup de feu.» Pour Turner, «être peintre, c’est se mesurer à», et c’est dans cette optique qu’il a toujours défié les peintres de son époque et s’est surpassé afin de rester gravé dans les mémoires.
Ce même désir d’aller toujours plus loin et de donner le maximum est, pour Fumito Ueda, un gage de qualité. D’Ico (2001) à The Last Guardian (2016) en passant par Shadow of the Colossus (2006), chacun de ses titres veut dépasser techniquement la concurrence. Placer ses jeux dans le domaine de l’art et les qualifier de chefs d’œuvre semble une évidence. Pourtant, Fumito Ueda souhaite avant tout que le plaisir de jouer prime, et cela dans un environnement immersif. Les membres de la Team Ico ne souhaitent pas faire des œuvres d’art réservées à une élite, mais bien des jeux de qualité qui touchent le plus grand nombre.









1 commentaire