Ce jeu a fait ses preuves depuis sa sortie en 2015. Cette entrevue a été réalisée cette même année alors que l’épisode 1 (sur 5) venait tout juste de sortir. Depuis lors, l’équipe de Dontnod et Square Enix ont développé tout un univers autour de Life is Strange. Découvrez notre interview de Raoul Barbet et Michel Koch, deux des créateurs de l’incontournable Life is Strange.
Aurélie Knosp : Bonjour Raoul, bonjour Michel. C’est quoi la différence entre directeur créatif et directeur artistique ? Mettez-vous encore la main à la pâte sur Life is Strange ?
En fait nous sommes tous les deux co-game directors du projet, c’est à dire co-réalisateurs, chacun avec certaines spécialités, mais globalement c’est vraiment un travail commun, main dans la main. En gros nous supervisons la vision globale du projet, encadrant chaque corps de métier pour s’assurer tout avance dans la direction souhaitée, que tout est cohérent et que l’expérience finale du joueur correspondra à nos intentions et attentes.
Nous mettons encore beaucoup la main à la pâte oui, que cela soit sur les caméras du jeu, la mise en scène, la direction d’acteur, l’écriture, la lumière… C’est très important de rester proches des équipes et de ne pas prendre trop de distance du projet. Pour nous c’est vraiment ce travail au jour le jour, les mains dans le cambouis, qui est important, déjà pour rassurer les équipes, ne pas les laisser en roue libre, mais aussi car c’est ce que nous aimons, faire des jeux et y participer tous les jours.

A.K : Pourquoi travaillez-vous avec le format épisodique (cinq épisodes), quels sont les avantages et inconvénients ?
Dès le début nous avons souhaité découper notre histoire en épisode, à la manière de la narration des séries TV. C’est un choix qui nous permet de mieux découper le rythme de l’histoire, et de proposer aux joueurs une narration forte et maitrisée.
En effet avec des épisodes d’une durée de 2-3h, nous savons que la majeure partie des joueurs joueront a un épisode entier en une seule session, nous savons donc où ils commencent, et où ils s’arrêtent. Cela nous permet de vraiment contrôler le rythme du jeu, de proposer un cliffhanger, et une vraie courbe émotionnelle tout le long de cette session de jeu.

Avoir plusieurs épisodes nous permet aussi de mieux penser la répartition des informations que l’on donne au joueur tout le long du jeu, comment nous faisons évoluer les personnages d’un épisode à l’autre, leur « temps » de présence à l’écran, les sujets différents que nous pouvons aborder d’un épisode à l’autre, etc…
Enfin un autre gros avantage de ce format est que nous pouvons découvrir entre chaque épisode la réception du public, leurs commentaires, leurs critiques… Et nous avons la possibilité de modifier le jeu légèrement en fonction de ces retours. L’arc narratif principal est écrit depuis longtemps, nous savons où nous allons, comment l’histoire se termine, ce que vont vivre les personnages. Mais il est toujours possible d’ajouter des scènes ou des dialogues avec tel personnage qui plait, d’améliorer tel feedback gameplay… et c’est quelque chose d’unique. Avec un jeu entier une fois qu’il est terminé, on passe a autre chose… Là il y a un véritable échange avec notre communauté. Cela crée aussi une attente, et de la force aux équipes de savoir qu’il ne faut pas décevoir et que les joueurs sont impatients de connaitre la suite.

Mais c’est aussi terriblement difficile, nous ne faisons pas un seul jeu, mais 5, avec 5 phases de débug, 5 phases de soumission, 5 sessions de motion capture, 5 sessions d’enregistrement… sur certains points le travail est donc multiplié par le nombre d’épisodes, et le rythme de travail pour tenir les délais est extrêmement intense, et très difficile.
A.K : Quel est le point de départ de Life is Strange ? Qu’avez-vous repris et retiré du Memory Remix de Remember Me ?
Life Is Strange est parti des séquences de Memory Remix de notre précédent projet : Remember Me. L’un des fondateurs du studio, Hervé Bonin, souhaitait qu’une petite équipe travaille sur un projet qui se baserait quasiment exclusivement sur cette mécanique de gameplay, et sur ce principe de « causes et conséquences ». Ce fut la base de réflexion pour « What If? » (le nom de code de Life is Strange).
Nous nous sommes donc demandé comment nous aimerions appréhender cette mécanique à l’échelle d’un jeu entier, ce que nous aurions envie de raconter et de faire ressentir au joueur… Assez vite la mécanique du »Rewind » est ainsi apparue, ainsi que notre volonté de proposer un jeu d’aventure traitant des choix et de leurs conséquences, ainsi nous pouvions itérer autour de ces piliers afin de trouver la meilleure histoire, les meilleurs personnages, l’univers…

C’est ainsi que nous avons créé notre héroïne, Max, une adolescente qui découvre en même temps que le joueur qu’elle possède un pouvoir unique, et qui va la transformer, la changer, lui permettant de grandir, et de passer à l’âge adulte.
A.K : Vous travaillez avec l’éditeur Square Enix, quels sont les bénéfices ? Avez-vous des restrictions artistiques ou créatives ?
La relation avec Square Enix est excellente, dès le début ils ont complètement cru à notre projet, à notre histoire et à nos personnages, il n’y a honnêtement eu aucune restriction artistique ou créative, au contraire ils nous ont toujours soutenu même sur les décisions compliquées.
Les bénéfices sont évidemment nombreux, c’est un grand éditeur, avec une structure de marketing très efficace, et beaucoup de renommée et de rayonnement international, c’est une véritable chance pour ce projet.
Et pour nous, c’est juste un rêve de gosse de travailler sur un jeu estampillé Square Enix, nous aimons leurs jeux depuis que nous sommes tout gamins…

A.K : Le premier épisode de Life is Strange répond-t-il à toutes vos attentes de départ ?
Honnêtement, oui. Globalement l’épisode correspond vraiment à ce que nous avions en tête au tout début de la conception, nous avons pu proposer cette aventure contemplative différente, ces personnages inhabituels, et cette possibilité pour le joueur de simplement « prendre son temps », et c’est pour nous une vraie fierté.
A.K : Bravo, le succès est au rendez-vous ! D’après vous, pourquoi, quel est votre point fort ?
Attendons de voir la réception des prochains épisodes (sourire). Mais effectivement la communauté semble soudée autour de ce projet, et on dirait que Max et Chloé sont des personnages qui plaisent vraiment aux joueurs. Nous avons vu des centaines de fan arts et de très nombreux cosplays, et cela nous fait évidemment énormément plaisir.
A.K : Quel a été le travail fait sur l’histoire et l’univers, en collaboration avec Christian Divine ?
L’histoire principale a été écrite au début du projet, avec un scénariste et réalisateur français qui avait déjà travaillé sur les cinématiques de Remember Me : Jean-Luc Cano, suite à nos brainstorms initiaux. De nombreux éléments étaient importants pour nous : raconter une histoire de passage à l’âge adulte, dans le monde adolescent, situer l’histoire dans une petite ville Américaine du Pacific North West qui évoque pour nous un certain mystère et un lien fort avec la nature, utiliser ces ambiances automnales et nostalgiques, trouver des personnages forts pour parler d’amitié, de problèmes sociaux…
Enormément de recherches ont été effectuées en parallèle, des photos lors d’un voyage dans la région de Seattle, des documentaires, de nombreuses recherches sur des blogs, sur facebook, sur tumblr, sur des journaux locaux en Oregon. Nous voulions vraiment ne pas nous tromper et être le plus authentique possible, ne pas faire l’erreur des petits Frenchies qui se plantent complètement sur leur représentation de l’Amérique.

Une fois l’histoire complètement écrite, nous l’avons remaniée avec les game designers afin de la découper en scènes jouables, d’en faire véritablement un script de jeu et non de film.
Enfin c’est à ce moment que nous avons commencé notre collaboration avec Christian Divine. Il était indispensable pour nous d’écrire des dialogues et le script final directement en anglais, avec une personne habitant sur la côte ouest des Etats Unis, et qui apporterait cette authenticité indispensable pour un projet de la sorte.

Nous avons fait passer plusieurs tests d’écriture à des scénaristes et dialoguistes Américains, et Christian est directement sorti du lot, son style naturel et la qualité de ses dialogues nous ont tout de suite plu.
Depuis il écrit donc tous les dialogues et textes du jeu, tout ce qui est dans le jeu final passe par lui, même si l’histoire globale a été écrite avant. Il travaille aussi énormément avec nous sur la narration environnementale afin de s’assurer que tout ce que nous montrons semble authentique et Américain.

A.K : Comment avez-vous travaillé Max et Chloé, les deux personnages principaux féminins (caractères, dialogues, expressions, mouvements, habits, environnements, etc.) ?
Créer des personnages est toujours un travail progressif, sur la durée, en fonction du gameplay, de l’histoire, et de ce que nous voulons faire ressentir au joueur. Max est arrivée en premier, on cherchait à créer un personnage qui résonnerait avec le pouvoir du rewind ainsi que le thème des choix et des conséquences. C’est pour cela que Max est une étudiante timide qui à du mal à aller de l’avant, à prendre des décisions, elle a tendance à toujours se remettre en question, et le pouvoir du rewind accentue encore ses hésitations et ce trait de caractère. De la même manière elle est nostalgique, regarde vers le passé, comment elle était il y a 5 ans avant de partir pour Seattle… elle préfère prendre des photos avec un polaroïd plutôt qu’un appareil numérique, c’est encore une fois étroitement lié avec la symbolique du rewind et du retour dans le temps. Créer aussi un personnage qui est nouveau à Arcadia Bay, qui vient de revenir après une longue absence nous permet de lier Max et le joueur, et de faire découvrir au joueur cet univers par le regard interrogateur du personnage principal.

Pour Chloé, ce personnage est arrivé un petit peu après. Nous savions qu’il manquait quelque chose à l’histoire pour parfaitement fonctionner, il manquait un moteur pour Max, une raison d’aller de l’avant et de s’impliquer à nouveau dans la vie d’Arcadia Bay. C’est ainsi que nous avons créé Chloé, une ancienne meilleur amie avec laquelle Max devrait recoller les morceaux, et qui l’entrainerait dans les mystères de la ville et la pousserait à changer et à prendre des risques.

Pour l’aspect visuel, comme pour tous les autres personnages nous avons effectué de très nombreuses recherches, beaucoup de documentation, de photos… Il fallait trouver les vêtements les plus adaptés à la personnalité de chacun. Nous ne voulions pas faire des « costumes », mais vraiment des tenues vestimentaires logiques pour l’époque et pour les personnages, tout en trouvant évidemment quelque chose de plaisant visuellement et qui pourrait marquer et plaire au public.
Enfin pour les dialogues et les expressions, nous avons beaucoup travaillé avec Christian afin de définir chaque personnage, trouver les mots qui les définissent, comme le « hella » de Chloé par exemple. Christian connait très bien l’Oregon car il va souvent passer plusieurs semaines à Portland, et il a beaucoup parlé avec les habitants, histoire de s’immerger un peu dans la culture locale. On est vraiment très content du résultat et nous pensons avoir créé des personnages authentiques, ancrés dans le réel et dans notre temps.

A.K : Comment définissez-vous les mots « nostalgie » et « amitié » que vous utilisez souvent ?
Ce sont des concepts assez larges qui englobent la création dans Life is Strange et orientent la plupart de nos choix visuels, narratifs, et de design.
La nostalgie ce sont des couleurs pastels, une lumière déclinante, des feuilles qui commencent à tomber, un polaroïd, des regrets, des déceptions, une certaine intemporalité, de la lenteur, un regard en arrière, une photo oubliée dans un tiroir, quelques mots sur un vieux carnet, une chanson, quelques notes de guitare…
L’amitié c’est notre fil rouge, un des thèmes principaux de Life is Strange, c’est ce qui nous raccroche au monde qui nous entoure, aux autres…

Pour Max c’est avant tout Chloé, son amie d’enfance. Malheureusement le temps est passé par là, un déménagement, un changement de ville, un décès… et le temps à tendance à tout ronger, cette amitié s’est estompée. Max peut changer cela maintenant, redécouvrir Chloé et apprendre à renouer cette amitié qui sera le moteur de l’aventure au fil des 5 épisodes. C’est aussi les autres élèves, les liens qui unissent Max avec Kate, Warren, Dana…
Enfin c’est aussi l’amitié entre Chloé et Rachel, l’étudiante disparue que Chloé essaie désespérément de retrouver.

A.K : Avec le choix de la musique Indie Folk et du compositeur Jonathan Morali, que voulez-vous rajouter à l’expérience du joueur ?
La musique est un des éléments les plus importants dans toute œuvre audiovisuelle, et pour Life Is Strange nous voulions qu’elle devienne un acteur à part entière, qu’elle accompagne Max mais aussi les autres personnages, ajoutant une nouvelle couche de narration pour chacun d’entre eux.
En effet la musique peut être sous forme de bande son extra-diégétique et accompagner le joueur, mais elle peut aussi être diégétique, par exemple dans un baladeur, une chaine hi-fi ou un jukebox, et définir le ou les personnages qui l’écoutent.
Nous connaissions le travail de Jonathan Morali avec son groupe Syd Matters, dont nous sommes fans, et nous savions que ses sonorités et son travail colleraient parfaitement avec la teinte que nous souhaitions pour Life is Strange, avec cette nostalgie qui englobe le projet…
Nous sommes ainsi entrés en contact avec lui, et il a très rapidement accepté de faire partie de l’aventure. Il compose donc toutes la bande son du jeu, que vous pouvez entendre dans le menu, quand Max se promène sur le campus et pendant de nombreuses scènes. Et nous avons aussi décidé d’utiliser deux chansons de son groupe Syd Matters, ce que Max écoute dans son baladeur au début du jeu, et la chanson pour la fin du premier épisode. Enfin nous avons la chance d’avoir pu rassembler d’autres titres d’auteurs talentueux pour accompagner nos personnages pendant les 5 épisodes, avec des artistes comme Angus et Julia Stone, José Gonzales, Sparklehorse, Mogwai, Local Natives, Alt-J...
A.K : Pourquoi avoir choisi cette esthétique avec des textures peintes numériquement pour atteindre un rendu proche des expressionnistes ?
Cela rejoint la notion de nostalgie, en effet dès le début nous savions que nous ne voulions pas d’un rendu hyper réaliste. En effet nous voulions que le joueur puisse amener un petit peu de sa propre perception, de ses propres souvenirs, lorsqu’il jouerait à Life is Strange. Quand un jeu est trop réaliste, il n’y a plus vraiment la place pour l’imagination, tout est net et détaillé, et l’imagination ne travaille plus. Nous avons donc travaillé pour trouver le bon équilibre entre rendu trop stylisé et rendu trop réaliste. C’est ainsi que nous sommes arrivés à ce rendu, avec ces textures simples et peintes à la main, qui laissent la part belle à l’interprétation, tout en gardant un rendu réaliste de la lumière afin de littéralement remplir chaque scène, chaque espace.
Tout comme la musique, la lumière est un personnage très important dans Life Is Strange, car c’est véritablement un élément sensoriel dont nous nous rappelons, qui devient presque tangible, comme un rayon de soleil chaud au petit matin, il n’est pas solide, mais parfois plus présent dans notre mémoire que bien d’autres éléments.

A.K : En quoi reprenez-vous les codes du cinéma indépendant américain ?
Nous ne savons pas si on en reprend vraiment les codes, mais ce qui est flagrant dans ce type de cinéma, c’est l’attachement aux personnages, aux tranches de vie, aux histoires simples proches des gens. Nous souhaitions avoir cette approche pour Life is Strange, à l’opposé d’un scénario de blockbuster à grand échelle.
Dans Life Is Strange, même si nous avons un élément surnaturel avec le rewind, nous restons toujours proche de Max, ce qui compte c’est comment elle réagit à ce pouvoir, ce qu’elle en fait, et comment cela change son existence, sa perception du monde et des autres. Nous ne racontons pas une histoire épique de science-fiction, nous racontons une histoire sur le passage à l’âge adulte, une histoire d’amitié entre deux adolescentes, et un mystère à l’échelle d’une petite ville Américaine.

C’est aussi les thèmes que nous abordons, les problèmes familiaux, la relation des adolescents avec les réseaux sociaux, les problèmes sociaux dans une petite ville en déclin, la violence psychologique des adolescents les uns envers les autres…
A.K : Pouvez-vous expliquer votre métaphore du papillon et de la chrysalide ?
Il y a plusieurs métaphores, évidemment l’effet papillon, métaphore directe de la notion de choix et de conséquences, symbolisant les répercussions inévitables des choix que prendra le joueur tout au long de l’aventure. Il y a aussi la symbolique liée au personnage de Max elle-même, qui va devoir apprendre à grandir tout au long des 5 épisodes, à aller de l’avant et à accepter le destin, passant ainsi d’un état de chrysalide à celui de papillon.

A.K : Avec la tempête et les pouvoirs de Max, vous penchez-vous de plus en plus vers le fantastique pour les prochains épisodes ?
Life Is Strange est avant tout une histoire humaine, une histoire sur le passage à l’âge adulte, et même si il y a du fantastique dans Life is Strange, c’est une couche secondaire qui ne va pas occulter les thèmes principaux. Ne vous attendez pas à voir l’histoire partir dans la science-fiction pure et dure.

A.K : Etes-vous heureux en vous réveillant chaque matin pour travailler sur ce projet ? Pourquoi ^^ ?
On aimerait souvent dormir un petit peu plus, donc parfois les réveils sont difficiles, mais oui, c’est un projet passionnant et nous sommes extrêmement heureux d’avoir la chance de pouvoir le mener à terme. Objectivement ce n’est pas tous les jours que l’on peut aborder ce genre de scénario, de personnages, et de thèmes dans un jeu vidéo signé avec un gros éditeur, et nous sommes conscients de notre chance.
A.K : Et enfin, un conseil pour celui ou celle qui aimerait créer le jeu de ses rêves ?
Ce n’est pas une question facile… nous ne pensons pas qu’il y a une recette miracle, mais c’est certainement la conjoncture de plusieurs critères. Déjà beaucoup de travail c’est certain, de la passion, et certainement un peu de chance. Et surtout rester curieux, se nourrir de tout ce qui nous entoure. Toutes les expériences sont bonnes à prendre… Il faut persévérer !

